Une interview de Saint Benoît

QUESTION : Saint Benoît, votre Règle et vos monastères sont déjà bien connus
de nos lecteurs. Je voudrais cependant leur faire découvrir non pas l'œuvre,
mais l'homme ; non pas ce que vous avez écrit ou fait mais qui vous êtes :
on vous voit trop comme un moine intemporel, dans un vitrail !... Aujourd'hui,
je voudrais interroger et découvrir le romain que vous êtes, car ...
 
 SAINT BENOIT : Je vous arrête, excusez-moi : je ne suis pas romain, mais sabin.
C'est très différent. Nous sommes des montagnards, nous n'avons jamais été totalement
assimilés. Ceci dit, c'est à Rome en effet qu'après la formation élémentaire,
j'ai poursuivi mes études ; et au fond ma culture profane vient entièrement de
là. En ce sens, vous avez raison, je suis romain. Et je pourrais dire comme
l'un d'entre nous : " Nous regardons comme notre patrie, à la fois le lieu
où nous sommes nés, et la Cité qui nous a confié la qualité de membre. Cette
Cité est nécessairement l'objet d'un plus grand amour, elle est la cité commune,
la république... Mais la patrie qui nous a engendrés n'en a pas moins une douceur
presque égale et certes, je ne la renierai jamais, ce qui n'empêche que Rome ne
soit ma grande patrie, où est contenue ma petite patrie " (Cicéron, De leg. 11, 2 fin).
 
QUESTION : On vous imagine volontiers de la race et de la trempe de ces hommes
qui ont véritablement fait votre peuple et son âme, une sorte, de Scipion par
exemple " ce Romain redevable aux soins de son père d'une éducation assez libérale,
enflammé dès l'enfance du désir de savoir, instruit toutefois par l'expérience et
les leçons familiales beaucoup plus que par les livres " (id. 1, 22 fin). Se trompe-t-on
beaucoup en vous imaginant sous ces traits ?
 
SAINT BENOIT : Il y a d'autres traits à ne pas oublier ; et d'abord, d'avoir renoncé
à la volonté propre pour prendre les armes glorieuses de l'obéissance à Dieu et pour
servir, tel un soldat, pour le vrai Roi, le Christ !
 
QUESTION : La première question que je voudrais vous poser est celle-ci : pour vous
saint Benoît, qu'est-ce qu'un moine ? pouvez-vous me donner une réponse en deux mots ?
 
SAINT BENOIT : pour moi le moine, c'est fondamentalement le cénobite, c'est-à-dire
celui qui vit en communauté, soumis à une règle et un abbé, soldat du Christ.
 
QUESTION : Vous avez pris les armes de l'obéissance, vous servez le Christ vrai Roi,
vous présentez le moine comme un soldat soumis à un règlement, à un chef... Et puis
cet ordre, cette soumission cette obéissance, ces sanctions, ces avertissements successifs,
cette hiérarchie dans les châtiments... Un monastère n'est tout de même pas une légion
romaine ! D'ailleurs, cela n'est pratiqué nulle part, et ces passages de la Règle ne
sont même plus lus en public depuis quelques années dans les monastères pour ne pas
susciter les commentaires déplaisants des hôtes. La discipline dont vous parlez, et
vous en parlez souvent, ressemble plus à celle qu'évoque la discipline militaire que
des expressions comme " discipline scientifique " ou " discipline littéraire "...
 
SAINT BENOIT : Peut-être y a-t-il un peu de cela, même si vous exagérez. Vous prenez
l'aspect le plus caduque, le plus marqué par le temps. Il y a quelques années vous
lisiez tout cela, comme vous le rappelez, et personne n'était choqué. Il y a plus
de temps encore, non seulement on lisait mais on appliquait..., et personne n'était choqué.
Et puis si j'utilise des images militaires : " militare ", combattre, courir, obéir,
servir le Roi, discipline..., je ne fais que suivre l'usage de tout le monde, des moines
entre autres ou surtout, après un saint Paul qui ne s'est pas gêné pour prendre ce genre
de comparaisons. Et puis il y a d'autres images...
Ceci dit, peut-être est-il vrai qu'un monastère romain et sa communauté a quelque chose
d'une légion disciplinée ; tout comme on voit qu'un monastère français a été façonné par
de vieux paysans ou des fils de seigneurs bien de chez nous ; comme un monastère anglais
évoque irrésistiblement des " gentlemen at home ", ou un monastère italien une œuvre d'art...
 

QUESTION : On dit : " le style c'est l'homme " . Peut-on dire : le style de la règle,
c'est saint Benoît ?

SAINT BENOIT : Que voulez-vous dire ?

QUESTION : On a plutôt l'impression, en vous lisant d'entendre un général ou un juriste,
qu'un moine, selon l'idée au moins qu'on se fait de celui-ci, et cela à une première lecture
du moins.

SAINT BENOIT : C'est en père et avec de la tendresse que j'ai écrit cette règle. C'est
comme cela que je m'adresse au nouveau venu dans la vie monastique : Je le dis explicitement
au début.

QUESTION : C'est vrai. On le sent aussi à la fin, et cela réconforte et touche le cœur
de celui qui vous lit. Mais entre le début et la fin, sensibilité et imagination sont
plutôt contenues. C'est le chef qui parle, qui dispose toutes choses, qui gouverne. Par
exemple, vous présentez l'abbé, vous vous présentez vous-même donc, comme un paterfamilias
ayant autorité absolue, abbé de droit divin sur tous autour de vous.

SAINT BENOIT : C'est un contre-sens. Ce n'est pas du tout ce que j'ai voulu dire. Nous
latins, romains, autant nous avons le sens du responsable qui exerce l'autorité " l'imperium ",
autant nous détestons d'instinct celui qui exerce cette autorité en roi " regere ".

QUESTION : Pourtant vous vous adressez dans votre prologue " à celui qui veut militer
sous le vrai Roi, le Christ " et vous dites à l'abbé d'être conscient de sa responsabilité :
régir un grand nombre aux caractères différents.

SAINT BENOIT : Ce n'est pas l'abbé qui règne sur les moines, c'est le Christ. Le monastère
n'est pas le royaume de l'abbé, mais une cellule en germe du royaume de Dieu, et les moines
sont là pour leur unique Roi le Christ. L'abbé n'est que son lieutenant. Je crois que c'est
très clair, et j'insiste à plusieurs reprises sur cette lieutenance de l'abbé et des comptes
qu'il aura à rendre un jour pour sa gestion. Rappelez-vous que c'est l'Evangile d'abord qui
nous parle de Roi et de règne. C'est à la lumière de la révélation que ces notions sont à
comprendre.

QUESTION : Puisque nous parlons de l'abbé, on a le sentiment qu'en dehors de lui il n'y
a plus de place que pour de simples exécutants, sans initiative.

SAINT BENOIT : Mais pas du tout. Regardez la place des doyens qui sont un corps constitué
à côté de l'abbé ; et puis il y a le prieur ; et puis il y a la communauté qui est consultée,
et dans la communauté c'est parfois au plus jeune que Dieu donne la lumière.

QUESTION : Justement. On a le sentiment - pour dire les choses autrement - que tous
ceux-là, au nom de l'obéissance à l'abbé, sont là pour dire amen. Vous avez des paroles
très dures sur le prieur, que vous choisissez vous-même...

SAINT BENOIT : Je m'en explique à son sujet. C'est l'expérience qui m'a appris que c'est
finalement la meilleure solution. J'en donne toutes les raisons.

QUESTION : Oui. Mais pour les doyens, il en va pratiquement de même. Même si le ton est
moins raide. Et pour la communauté, on a le sentiment que quand vous la consultez, c'est
quelque chose d'extraordinaire qui se produit...

SAINT BENOIT : Mais non, là encore, c'est précisément pour les choses importantes de la
vie de communauté que celle-ci est réunie. Pour les choses de moindre importance, au
contraire, alors l'abbé ne réunit que les doyens.

QUESTION : C'est vrai, mais en fait vous dites bien qu'après avoir entendu les uns et
les autres : Prieur, communauté, doyens, l'abbé peut faire ce qu'il veut. Encore une
fois, on a le sentiment que les moines sont maintenus dans un statut de mineurs.

SAINT BENOIT : C'est là un point très important. D'abord, je ne dis nulle part que l'abbé
peut faire ce qu'il veut. Je dis qu'il a le devoir de consulter et ensuite qu'il a le
devoir grave, la grave responsabilité, de décider selon Dieu ce qui est le meilleur,
ce qui lui paraît le meilleur... Ensuite, cette question des fonctions respectives de
l'abbé, des doyens, du prieur, de la communauté, est très importante aussi. Permettez-moi
de citer notre grand Cicéron.


QUESTION : Qui donc ? Cicéron ? 

SAINT BENOIT : Je comprends votre étonnement. Mais ici, citer Cicéron pour moi, c'estdire au fond tout simplement notre expérience commune à nous romains, l'expérience denotre histoire, expérience séculaire et, je crois, expérience valable pour tous les hommes vivant en Société : communautés nationales et même communautés monastiques dansune certaine mesure.

QUESTION : Et que dit Cicéron qui soit applicable, ou transposable à une communautémonastique ?

SAINT BENOIT : Il parle en législateur de la communauté nationale, ou plutôt en théoriciende la Constitution. Mais quand il écrit sur ce sujet, il est bien davantage, encore unefois, l'interprète de notre expérience collective qu'un théoricien ou un législateur privé.Il dit par exemple ceci : " s'il n'y a pas équilibre, dans la cité, et des droits et desfonctions des charges de telle façon que les magistrats aient assez de pouvoir, le conseildes grands assez d'autorité et le peuple assez de liberté, le régime ne peut avoir destabilité " (De republ. II, 33). Constamment il répète : " Je pense que la meilleureconstitution est celle qui réunit en de justes proportions les trois modes de gouvernement ;monarchique, oligarchique, populaire " (id. II, 23).Il développe cela longuement. Et je répète que ce qu'il dit là, ce n'est pas sa penséepersonnelle seulement, mais au fond l'expression de notre expérience collective, denotre culture. Et vous le retrouvez de quelque manière présent dans nos institutionsmonastiques.

QUESTION : Vous dites, en latin et je traduis : " Ce n'est pas au responsable de s'occuperdes détails " . Or, les détails occupent de la place chez vous.

SAINT BENOIT : Par exemple ?

QUESTION : Vous dites que l'abbé doit veiller à ce que les vêtements des moines soientà leur taille, ni trop longs, ni trop courts, à ce que le cuisinier lave les essuie-mains,à ce que les moines ne gardent pas leur couteau sur eux pour dormir afin de ne pas seblesser ; dans la liturgie, vous prévoyez un temps pour les nécessités naturelles ; etles repas, les silences, la cloche, tout cela est prévu dans le détail. On n'en finiraitpas d'énumérer... On se dit : " Mais de quoi s'occupe-t-il ? "

SAINT BENOIT : Je voudrais dire presque le contraire, même si cela vous paraît paradoxal.Je commence la Règle, avec la vision paulinienne de la désobéissance d'Adam au début dela création et de l'obéissance du Christ, deuxième Adam, qui nous a valu le salut. Toutela vie du moine, toute son obéissance, qui sera organisée ensuite, en tire son éclairage.Cette vision très large du début doit être présente tout au long par la suite ; sinon cequi est dit sur l'obéissance, sur l'organisation, sur les dispositions dans les emplois,bref tout, perd sa signification. Tout au long de la Règle, je fais référence à la traditionmonastique et à l'Ecriture, bien sûr. Je renvoie explicitement à notre Père saint Basile,aux premiers moines, à Cassien, et les autres pères. Mais il faut concrétiser tout cela pourla vie quotidienne de la communauté, sinon on reste dans les idées générales sans prise surla vie. Il faut bien préciser certaines choses et donner des dispositions un peu détaillées.

QUESTION : La réponse que vous m'avez faite en ce qui concerne le gouvernement de l'abbéet la répartition de l'autorité dans la communauté, je sens que vous allez la renouvelersi je vous interroge sur l'aspect juridique constamment présent dans votre constitutionmonastique. 

SAINT BENOIT : Que voulez-vous dire ?

QUESTION : Il y a quand même dans votre Règle une note juridique très développée ...

SAINT BENOIT : Si vous aviez trouvé cette Règle si juridique, vous n'auriez pas éprouvéle besoin d'y adjoindre vos Constitutions qui ont au moins autant de pages que la Règleelle-même, sans parler des Ordonnances des Chapitres généraux et diverses Ordonnancesd'autres chapitres ...

QUESTION : C'est vrai. Pourtant, quand on va se mettre sous la direction d'un Ancien,on cherche l'homme de Dieu apte à nous guider, pas un législateur : C'est vrai que parfoison se sent invité, appelé d'une voix chaleureuse à répondre généreusement, quand vousdites par exemple, en citant saint Paul : " Dieu aime celui qui donne avec joie " ; maisle plus souvent, on se sent commandé, mis en demeure. Et puis il y a les sanctions à l'appui.Ainsi, je vous cite au hasard, quand vous présentez votre Règle à un nouveau venu vous avezce mot : " Voici la loi sous laquelle tu veux militer. Si tu peux l'observer, entre. Maissi tu ne peux pas ; retire-toi ; tu es libre ! " Quel ton tranchant ! Et ce n'est pas lecontexte qui l'adoucit !

SAINT BENOIT : Une part de ce que vous ressentez doit provenir de notre langue latine.Et peut-être est-il vrai que, au-delà de la langue, il y a un peu de la réalité que voussoulignez : le romain a le sens de la loi ; non de la soumission servile ou de la domination,mais le sens du lien entre Dieu et la loi. Le romain a, comme naturellement, la perceptionque la loi n'est pas extrinsèque à l'homme, arbitraire, mais qu'elle est fondamentalementla volonté de Dieu gravée en son cœur ; la loi rejoint la conscience. Et les loisexplicitent cette loi inscrite dans l'être de l'homme. Là encore, la grâce a dû trouveret évangéliser cette pierre d'attente dans notre culture. Je pense à Cicéron encore,écrivant : " ... la loi est la raison suprême, gravée en notre nature, qui prescritce que l'on doit faire et interdit ce qu'il faut éviter de faire. Cette même raison,solidement établie dans l'âme humaine, c'est la loi... La loi... est la force de lanature, elle est l'esprit, le principe directeur de l'homme qui vit droitement, larègle du juste et de l'injuste... " (De leg, I, 6). En nous, Dieu a utilisé la nature,la culture, le sens du droit... Mais notez encore ceci : à propos des cuisiniers, dontvous êtes parti, j'écris que les frères doivent se servir mutuellement " sous la loi decharité «. La loi, du monastère, finalement c'est cela.
QUESTION : Nous avons évoqué la présentation que vous faites de votre Règle au novice. Pourquoi avez-vous choisi, comme formule d'engagement, de profession, ce verset 116 dupsaume 118 : " Que ta promesse me soutienne et je vivrai ; ne déçois pas mon attente !" Je ne nie pas la richesse de ce verset, mais je ne vois pas du tout en quoi il éclaireou exprime la démarche de celui qui fait profession. La formule de la Règle du Maîtreme paraît beaucoup plus claire : " Je veux servir Dieu par la discipline de la Règlequi m'a été lue, dans ton monastère " (RM 89, 7).

SAINT BENOIT : C'est vrai que j'ai choisi ce verset 116 du psaume 118. Et c'est vraiqu'en français on ne voit pas bien qu'il exprime la démarche du profès. Mais en latin,selon la vulgate, il est au contraire très évocateur pour quelqu'un de culture latine :" Suscipe me, Domine... " Dans notre culture, ce mot évoque le geste du père auquel onprésente à ses pieds le bébé. Si le père se baisse vers lui pour le prendre dans ses brasen le relevant de terre, alors il le reconnaît comme son enfant. Ainsi par ce verset, lejeune profès chez nous, dit à Dieu : " Me voici à terre devant toi, comme un tout-petit.Prends-moi pour ton enfant ; élève-moi dans ta famille avec tes autres enfants ; fais que je sois ton enfant et que tu sois mon père ; alors je vivrai... "

QUESTION : C'est très beau. Le romain que vous êtes a dû sentir profondément l'âme etla culture de votre peuple...
Si vous aviez un conseil à donner à l'abbé, qu'est-ce que vous lui diriez,d'un mot ?

SAINT BENOIT : Qu'il haïsse les vices, mais qu'il aime les frères !

QUESTION : Et aux moines ?

SAINT BENOIT : Qu'ils ne préfèrent rien à l'amour du Christ et qu'ils supportent avecune infinie patience leurs infirmités physiques ou morales.

QUESTION : Si vous aviez à mettre en garde contre un danger, ce serait lequel ?

SAINT BENOIT : Le murmure.

QUESTION : Que voudriez-vous dire aux anciens de nos communautés ?

SAINT BENOIT : Qu'ils aiment les jeunes !

QUESTION : Et aux plus jeunes ?

SAINT BENOIT : Qu'ils aient une véritable vénération pour les anciens !

QUESTION : Aux moines qui ont quitté la vie monastique, auriez-vous quelque chose à dire.

SAINT BENOIT : Désespérer de la bonté de Dieu : jamais !

QUESTION : A ceux qui pensent se faire moines ?

SAINT BENOIT : Qu'ils sachent bien à l'avance toutes les choses dures et âpres parlesquelles on va à Dieu !

QUESTION : Et aux moines qui sont chargés de les accueillir et de les initier à la vie monastique ?

SAINT BENOIT : Qu'ils s'assurent soigneusement que ces postulants cherchent vraiment Dieu, qu'ils sont empressés pour la prière, pour l'obéissance, pour les humiliations.

QUESTION : A un frère qui se marginalise en communauté, que diriez-vous ?

SAINT BENOIT : On ne peut rien dire. Il faut trouver et lui envoyer quelqu'un qui pourralui parler et le consoler comme en secret.

QUESTION : A un frère face à un ordre impossible de son abbé, que diriez-vous ?

SAINT BENOIT : Qu'il dise son problème à l'abbé. Si l'abbé maintient l'ordre, qu'il obéisseet qu'il fasse totale confiance à Dieu.

QUESTION : A un frère qui dans l'obéissance vit des choses très dures, des contrariétés,des injustices ?

SAINT BENOIT : Qu'il reste en paix intérieurement, qu'il embrasse la patience, en serépétant : dans toutes ces épreuves, je vaincrai, à cause du Christ qui m'a aimé ! Ilest certain de la récompense divine.

QUESTION : Un conseil pour les moines au chœur ?

SAINT BENOIT : Se tenir en présence de Dieu, et que l'esprit concorde avec la bouche !
QUESTION : Tout le monde s'accorde pour louer votre Règle et pour dire qu'elle l'emportesur toutes les législations monastiques antérieures, et l'on vous appelle le " législateurdes moines d'occident ". Etes-vous d'accord ? Acceptez-vous ce titre ?

SAINT BENOIT : Je crois, là encore, que la grâce a utilisé la nature. Je vous répondraicomme un éminent législateur de chez nous, et en le paraphrasant : si ma législation l'emportesur celle d'autres monastères, c'est pour les raisons suivantes : ailleurs, il y a eu surtoutdes individus qui ont dote leurs monastères d'institutions monastiques ; ainsi saint Pachôme,notre Père saint Basile, Cassien... Dans la vie monastique, la règle s'est constituée non paspar le génie d'un seul, mais par une sorte de génie commun à beaucoup de moines, et ce n'estpas au cours d'une vie d'homme, mais par un travail que des générations ont poursuivi pendantquelques siècles (Cicéron, De republ. II, 1).Si je suis législateur de la vie monastique, c'est de cette manière. Peut-être appartenait-ilà un romain de faire pour la vie monastique. ce que les Romains ont fait pour le droit engénéral...

QUESTION : Votre Règle monastique, si enracinée au départ, dans une culture particulière,s'est progressivement répandue dans le monde entier. Elle a aujourd'hui valeur universellementreconnue. Comment expliquez-vous cela ?

SAINT BENOIT : Comme le reste : nature et grâce ! Tout le monde connaît ces vers de notregrand poète latin : " D'autres exécuteront des statues de bronze plus vivantes et plussouples ; ils tireront du marbre des physionomies plus expressives ; ils seront orateursplus adroits ; ils sauront dessiner au compas la route que les astres suivent dans leciel et prédire leur apparition. Quant à toi, Romain, rappelle-toi que ton rôle est degouverner le monde. Telle est ta vocation " (Virgile, VI, 847). Un de vos classiques ditcela peut-être avec plus de justesse encore : " Rome a senti la main de Dieu et a étécomme les autres empires, un exemple de sa justice. Mais son sort était plus heureuxque celui des autres villes ; purgée par ses désastres des restes de l'idolâtrie, ellesubsiste, par le christianisme qu'elle annonce à tout l'univers «. Ainsi parlait Bossuet.Il a été donné à cette petite Règle monastique pour commençants que j'ai écrite, d'avoir sacontribution dans le dessein de Dieu.

QUESTION : Après saint Benoît, n'y a-t-il plus rien à ajouter à la Règle, plus rien à modifier, à supprimer jusqu'à la fin des temps ?

SAINT BENOIT : C'est l'expérience qui est notre maître : " experientia magistra !" L'expérience dira !

QUESTION : Un dernier point, un détail. Vous dites que vous avez écrit celle-ci pourmener le moine à Dieu son Créateur : " recto cursu ", par une route toute droite. Cetteexpression m'a toujours arrêté : l'existence humaine est si peu rectiligne, justement...

SAINT BENOIT : Eh bien justement ! Et d'abord ce n'est pas un détail. J'ai toujours étéfrappé par les routes de nos ingénieurs romains. Elles sont pratiquement rectilignes àperte de vue. Elles passent par tous les obstacles : marécages, tranchées, collines,rocs... S'il le faut, elles deviennent tunnels ou ponts gigantesques. Le pont d'Alcantarasur le Tage a deux cents mètres de longueur, il s'élève à quarante-quatre mètres au-dessusdu fleuve, et l'arcade centrale a trente mètres d'écartement entre les piliers !... Eh bienvoilà, c'est une route comme cela que j'ai voulu construire, une route qui n'existait pasencore, qui ne nous conduit pas à Antioche, à Lyon, à Trèves, à Ravenne, à Tarragone ou àquelque autre capitale, mais une route qui conduit à Dieu, une route solide, commode, enligne droite vers notre Créateur.