Petite biographie de S. Weil

Simone Weil est née le 3 février 1909 à Paris, de parents juifs libéraux et agnostiques, qui ne lui donnèrent donc pas, à proprement parler, d'éducation religieuse. Son père, médecin, et sa mère, musicienne, formaient un couple uni et chaleureux. Un premier enfant était né en 1906, André, précocement doué, une sorte de génie qui, à quatre ans et demi, enseigna la lecture à sa petite sœur.

Certaines anecdotes d'enfance sont révélatrices de son caractère, de ses craintes et aspirations. On voit ainsi que, très tôt, elle rejeta le luxe, fut endurante, obstinée et généreuse. La beauté du monde, les couchers de soleil, en particulier, la ravissaient. On ne pouvait par contre l'embrasser et les règles d'hygiène chez les Weil étaient telles, qu'elle se mit à avoir des " dégoûtations ". La lecture occupait, pour une bonne part, les deux enfants et ils apprenaient par cœur de longs textes. Mais leurs tempéraments, résolument spartiates, n'empêchaient pas qu'ils pussent être, à l'occasion, très espiègles. Une histoire racontée par leur mère, la marqua : " Marie en or et Marie en goudron ". Comme on demandait à l'héroïne si elle voulait passer par la porte en or ou par la porte en goudron, elle répondit : " pour moi le goudron est bien assez bon ". Il tomba sur elle une pluie d'or. Sa mère lui enseignait ainsi la richesse de l'humilité.
Entrée au lycée Fénelon à Paris en 1919, âgée de deux ans de moins que les autres élèves, son professeur de Français trouvait qu'" elle surchauffait la classe ". A douze ans elle était comme imprégnée des " Pensées" de Pascal. A quatorze ans, elle eut une crise qui la fit " tomber dans un désespoir sans fond ", parce qu'elle pensait, de par ses manques, ne jamais pouvoir accéder au royaume de la vérité. Elle" aimait mieux mourir que de vivre sans elle ".
En 1925, elle passa le bac philo et entra à Henri IV, en Khâgne, où Alain fut son maître. Ses topos montrent qu'elle éprouvait de la sympathie pour le christianisme. Bouglé, le directeur de l'École Normale la définissait: " un mélange d'anarchiste et de calotine ".
A ce moment, sans jamais y adhérer, elle fut proche du parti communiste. Mais si elle lisait l'"Humanité", son cœur allait au " Canard enchaîné".
Elle se lia avec Michel et Jeanne Alexandre qui avaient fondé "Les Libres Propos" pour Alain, revue où elle écrivit elle-même.
Elle organisa des conférences populaires pour préparer à des concours et d'autres pour diffuser la culture aux employés des Chemins de fer.
En 1927, reçue au concours de l'École Normale Supérieure, elle passa aussi la licence de philosophie. A l'École elle faisait figure d'agitatrice, signa et fit circuler nombre de pétitions. Bouglé, le Directeur, l'appelait "la vierge rouge".
En 1929, elle continua à suivre les cours d'Alain et rencontra Maurice Schuman. Alain lui corrigeait des topos dont certains parurent dans "Les Libres Propos". Elle écrivait sur le travail et dénonçait déjà les partis politiques.
Elle fit son Diplôme d'Études Supérieures : " Science et perception chez Descartes ", se demandant si la science pouvait apporter aux hommes l'égalité et la liberté ou si elle entraînait nécessairement un nouvel esclavage. Comme Alain, elle se méfiait de la tyrannie des savants et spécialistes.
L'année de l'Agrégation, elle se soumit à un travail intensif et continua ses cours pour adultes. Elle commença alors à souffrir de maux de tête qui devinrent pour elle un lourd handicap. Elle conçut de faire une expérience ouvrière, mais en différa l'exécution en raison de la crise économique.
Elle fut nommée au Puy et partit avec des adresses de syndicalistes.
A son arrivée, elle découvrit la statue de la Vierge rouge et en envoya une carte à Bouglé... Elle n'employait, pour elle-même, que la partie de son salaire correspondant au traitement d'un instituteur débutant et, pensant que les chômeurs ne pouvaient se chauffer, ne chauffait pas sa chambre.
Elle entreprit d'organiser au Puy un groupement intersyndical et donna, à la Bourse du Travail, des cours pour les mineurs. Elle désirait abolir ce que Marx appelait " la division dégradante du travail en travail manuel et travail intellectuel" et donner aux ouvriers le pouvoir de manier le langage, écrit en particulier.
Le 17 décembre, elle accompagna les chômeurs à une séance du Conseil municipal et y intervint. La presse s'empara de l'affaire qui prit des proportions gigantesques. Ce fut épique et la famille Weil s'amusa beaucoup. Les autorités demandèrent son déplacement, les parents d'élèves pétitionnèrent en sa faveur. Elle refusa de signer la demande de changement et dit : " qu'elle avait toujours considéré la révocation comme le couronnement de sa carrière "...
Enfin, quand on la laissa en paix, ne tenant pas au Puy, elle demanda son changement.
Avant de partir, elle visita une mine à Saint-Etienne et prit en mains un marteau piqueur et une perforatrice à air comprimé. "Métier infernal ", dit-elle et elle écrivit un article expliquant que c'était une révolution technique qu'il convenait de faire car certaines machines impliquaient par elles-mêmes l'oppression.
L'été, elle partit en Allemagne pour tenter de comprendre sur quoi reposait la force du fascisme. Elle en revint pessimiste. Les ouvriers allemands lui semblaient incapables de lutter.
En octobre 1932, elle fut nommée à Auxerre, où elle écrivit nombres d'articles sur l'Allemagne.
En novembre, elle fit la connaissance de Boris Souvarine qui devint l'un de ses meilleurs amis. Très sévère pour le stalinisme, elle continua néanmoins ses activités syndicales. Sa préoccupation était de trouver le moyen de former une organisation qui n'engendrât pas une bureaucratie. Elle s'activa à secourir les réfugiés allemands, les logeant notamment dans la chambre de bonne de ses parents. Dans des publications ouvrières ou syndicales d'extrême gauche, elle attaqua la politique de l'U.R.S.S.
Les rapports avec la Directrice ayant été tendus, cette dernière, pour régler le problème, fit fermer la classe de philo !
En octobre 1933, elle rejoignit Roanne, sa nouvelle affectation et reprit ses activités à la Bourse de Saint-Etienne.
En décembre, elle se joignit à une marche de mineurs sur Saint-Etienne et demanda à porter le drapeau rouge. Elle fit ce soir-là, la connaissance d'un mineur de fond, ex-disciplinaire, ex-condamné aux travaux publics pour désertion. Elle le fit parler, parler. "
Elle voulait savoir, dit Duperray, un ami de l'époque, comment l'expérience de la souffrance avait marqué cet être, comment il l'avait traversée, ce qu'elle lui avait donné ".
A Noël, elle fit la connaissance de Trotsky. Celui-ci fit des réunions dans la chambre du 7ème et y fonda la quatrième Internationale. Elle discuta beaucoup avec lui et on entendait des éclats de voix. Elle dit à Simone Pétrement qu'elle " ne croyait plus aux vertus libératrices de la révolution ". Elle ne croyait plus beaucoup non plus au " bon syndicat" et se réjouissait que les syndicats fussent incapables de prendre le pouvoir.
Ayant décidé de travailler en usine dès l'achèvement de son " grand œuvre " : "Réflexions sur les causes de la liberté et de l'oppression sociale", elle demanda un congé d'un an, prenant prétexte d'une thèse.
Le 4 décembre 1934, elle entra en usine et écrivit par la suite : " Étant en usine (...) le malheur des autres est entré dans ma chair et dans mon âme (...) J'ai reçu là pour toujours la marque de l'esclavage".
Simone Pétrement note qu' "il y eut une modification de ses sentiments et peu à peu de ses pensées (...) qu'elle n'attendait pas".
Par Boris Souvarine elle connut Auguste Detoeuf, administrateur de la société Alsthom, polytechnicien, homme de cœur, qui la fit entrer dans son usine. Elle collabora par la suite avec lui dans un groupe de réflexion et un journal, mais elle fut bien malheureuse dans son usine.
Elle tint un journal dont les pages sont déchirantes. On y voit, jour après jour, les difficultés et chagrins rencontrés en essayant vainement d'atteindre les normes de vitesse. Elle ne fut pas renvoyée mais, payée aux pièces, son salaire était très bas. Elle avait pris une chambre rue Lecourbe.
Elle note: "la tentation la plus forte que comporte cette vie : celle de ne plus penser, seul et unique moyen de ne pas en souffrir". Elle écrivit à Albertine Thévenon : "Je connaîtrai encore la joie, mais il y a une certaine légèreté de cœur qui me restera, il me semble, toujours impossible".
Le 11 avril elle retrouva du travail à l'usine JJ Carnaud & Forges de Boulogne Billancourt: "une sale, une très sale boîte", "un bagne (rythme forcené, doigts coupés à profusion, débauchage sans scrupules)". Elle y vit une chaîne pour la première fois, cela lui fit mal. Mise à une presse, en travaillant dur, elle faisait 400 pièces à l'heure, devant en faire 800. En bandant ses forces, elle en fit 600, fut changée d'emploi et finalement renvoyée le 7 mai.
Elle mit plus de temps à trouver du travail et souffrit alors de la faim. "Pénible de marcher quand on ne mange pas ", note-t-elle dans son cahier. Elle réfléchit toujours à la condition ouvrière et pense qu'il faudrait faire des machines "en les considérant, non plus seulement d'après leur efficacité, mais d'après ce qu'elles permettent ou exigent de pensée chez le travailleur".
Le 5 juin elle fut engagée chez Renault. On la mit sur une fraiseuse. Elle réussit mieux ce travail. Elle y resta jusqu'en août. Bilan: "gagné à cette expérience ? Le sentiment que je ne possède aucun droit, quel qu'il soit à quoi que ce soit (...) la capacité de me suffire moralement à moi-même, de vivre dans cet état d'humiliation latente perpétuelle sans me sentir humiliée à mes propres yeux ; de goûter intensément chaque instant de liberté ou de camaraderie".
Après cette expérience, le repos s'imposait. Ses parents l'emmenèrent en Espagne. Puis ils allèrent au Portugal à Viano do Castela.
Non loin de là elle eut le premier des trois contacts avec le christianisme qui furent, pour elle, déterminants :
"Étant (...) dans un état physique misérable, je suis entrée dans ce petit village portugais, qui était, hélas, très misérable aussi, seule, le soir, sous la pleine lune, le jour même de la fête patronale. (...) Les femmes des pêcheurs faisaient le tour des barques, en procession, portant des cierges, et chantaient des cantiques certainement très anciens, d'une tristesse déchirante. (...) Là j'ai eu soudain la certitude que le christianisme est par excellence la religion des esclaves, que des esclaves ne peuvent pas ne pas y adhérer, et moi parmi les autres".
De retour dans l'enseignement, elle fut nommée à Bourges où elle consacra ses loisirs à aider ceux qui en avaient besoin.
Elle écrivit dans une revue d'usine "Entre nous", deux articles sur Electre et Philoctète.
Puis, le 20 juin 1936, elle partit à Paris pour communier dans la joie aux journées de grève des ouvriers d'usine. Elle visita Renault où elle avait travaillé : "Joie de pénétrer dans l'usine (...) de trouver tant de sourires (...) d'accueil fraternel (...) Joie d'entendre au lieu du fracas impitoyable des machines, de la musique, du chant, des rires".
1936, ce fut aussi la guerre d'Espagne. Elle partit. Le fondateur du POUM (partido obrero de unificacion marxista) avait disparu, elle proposa de s'introduire en zone franquiste pour enquêter. On admira son courage, mais on refusa.
Elle chercha alors à s'engager dans les milices de la CNT (Centrale syndicale anarchiste), rejoignit la colonne Duruti et fit quelques expéditions avec ce groupe.
Puis l'aventure se termina plus tôt que prévu : elle mit malencontreusement un pied dans une bassine pleine d'huile bouillante et fut gravement brûlée. Sans le Dr Weil, providentiellement arrivé, elle aurait perdu une jambe.
Rentrée en France elle écrivit à Bernanos qui venait de publier 'Les grands cimetières sous la lune", une longue lettre dans laquelle elle exprima son amertume devant les crimes de ceux dont elle ne se désolidarisa pourtant pas. Mais elle fut, au fond, satisfaite d'être rentrée.
Elle eut ensuite une période pacifiste, trouvant que Léon Blum n'allait pas assez loin et prôna la non-intervention généralisée.
A ce moment, elle prit conscience des problèmes coloniaux, lut une enquête de Louis Roubaud et depuis lors ne put "penser à l'Indochine sans avoir honte de son pays".
Elle obtint de la CGT d'être chargée d'une enquête dans les usines du nord et fit un rapport. Elle souligna certains abus commis par les délégués ouvriers et pensait que la CGT était en danger : soumise au parti communiste, elle risquait de devenir un appendice de l'État russe, un instrument de chantage vis-à-vis du gouvernement. Elle souhaitait y voir rentrer des travailleurs chrétiens de la CFTC pour faire contrepoids ...
Partie dans une clinique, à Montana, pour faire soigner ses maux de tête, elle en profita pour visiter l'Italie, ce qui fut pour elle, une source d'émerveillement. A Florence, même à Rome, elle se sentit chez elle. La messe de Pentecôte à Saint-Pierre, avec les petits garçons de la Sixtine, la ravit. A Pérouse, Assise, elle fut éblouie.
A Assise, eut lieu son deuxième contact important avec le Christianisme.
"Étant seule dans la petite chapelle romane du XIIe siècle, de Santa Maria degli Angeli, incomparable merveille de pureté, où Saint-François a prié bien souvent, quelque chose de plus fort que moi m'a obligée, pour la première fois de ma vie, à me mettre à genoux".
En octobre 1937, elle rejoignit Saint-Quentin. De là, elle vint régulièrement à Paris assister aux réunions du " Groupe des nouveaux cahiers ", animé par Detoeuf et fréquenta aussi le " Comité de vigilance des intellectuels pacifistes". Elle pensait cependant à la défense nationale et prônait la décentralisation politique économique et sociale et une résistance armée.
Elle passa la semaine sainte à Solesmes pour y entendre des chants grégoriens et y eut son troisième contact déterminant avec le Christianisme :
"J'avais des maux de tête intenses (...) Un extrême effort d'attention me permettait de sortir de cette misérable chair, de la laisser seule, tassée dans son coin, et de trouver une joie pure et parfaite dans la beauté inouïe du chant et des paroles. Cette expérience m'a permis, par analogie, de mieux comprendre la possibilité d'aimer l'amour divin à travers le malheur. (...) Au cours de ces offices la pensée de la Passion du Christ est entrée en moi une fois pour toutes".
Elle eut aussi l'idée d'une vertu surnaturelle des sacrements à la vue d'un jeune Anglais qui lui parut angélique en revenant de communier. Il lui fit connaître les poètes métaphysiques anglais du XVIIe siècle. Elle aima surtout :" Love" de Georges Herbert et se mit à le réciter chaque jour.
Or, au cours de l'une de ces récitations, elle sentit soudain la présence du Christ : "Dans mes raisonnements sur l'insolubilité du problème de Dieu, je n'avais pas prévu la possibilité de cela, d'un contact réel de personne à personne ici-bas entre un être humain et Dieu", dit-elle à Joë Bousquet, et elle précisa : "ni les sens, ni l'imagination n'ont eu aucune part".
Petit à petit, elle renonça totalement à son pacifisme et quand Hitler viola les engagements de Munich, ce fut pour elle un tournant.
1939-1940 : elle pensait que notre propagande devait être constituée par des actions éclatantes, des mesures en faveur des colonies, par exemple.
Elle écrivit nombre d'articles sur la guerre et un "Projet d'infirmières de première ligne" dont le rôle devait être de donner les premiers soins sur le front et d'assister les mourants. Elle voulait aussi, face aux SS, donner l'exemple d'un courage pur. Son projet fut jugé."fou" par la quasi-unanimité de ceux qui le lirent : un drame pour elle !
Quand les Allemands pénétrèrent en France, elle ne voulait pas quitter Paris.
Le 13 juin 1940, les Weil emmenèrent leur fille à la gare de Lyon, sans une valise. Elle n'eut plus qu'un désir : se rendre à Londres pour rejoindre ceux qui luttaient.
De Vichy ils allèrent à Toulouse, puis à Marseille. Elle se mit en rapport avec les travailleurs Indochinois du camp de Mazengue, leur donnait ses tickets d'alimentation, se contentant de pommes de terre. Elle fit la connaissance par lettre d'Antonio, un Espagnol et lui envoya des colis. Elle aimait qu'il pût éprouver de la joie au sein de son sort misérable et lui écrivit jusqu'à sa mort des lettres magnifiques. Jean Tortel la mit en rapport avec un réseau de résistance. Écartée de l'enseignement par les lois de Vichy, elle désira être ouvrière agricole.
Mise en relation avec le Père Périn O.P. elle prit l'habitude d'aller le voir pour lui parler de problèmes religieux. Recommandée par lui, elle partit chez Gustave Thibon. Leurs premiers contacts furent cordiaux mais pénibles. Il sortait
"usé d'entretiens sans issue". Il éprouva cependant devant elle un "respect inconditionnel", qui devait devenir une fraternelle amitié. Il fit du Grec avec elle et l'initia aux travaux des champs. Elle lut Saint-Jean de la Croix qu'il lui prêta.
Elle devait faire ensuite les vendanges à Saint-Julien de Peyrolas. Simone Pétrement vint la voir et la trouva changée, dans le sens de la douceur. Elle apprit par cœur le texte grec du Pater et le récitait tous les jours avec une attention parfaite :
"Parfois pendant cette récitation ou à d'autres moments, le Christ est présent en personne, mais d'une présence infiniment plus réelle, plus poignante, plus claire et plus pleine d'amour que cette première fois où il m'a prise" écrivit-elle. Elle trouva le travail de la vigne dur, mais éprouva de grandes joies. Elle remercia le Père Périn de "lui avoir ouvert la terre" et Xavier Vallat Commissaire aux questions juives, dans une très courageuse et ironique lettre de lui "avoir donné la terre, et avec elle toute la nature".
Elle passa ensuite six mois à Marseille avec ses parents. Ce fut la période la plus féconde de sa vie : nombreux articles pour les Cahiers du Sud, la plupart de ses grands textes religieux. Elle fit des conférences chez le Père Périn, allait à la messe tous les jours et cherchait à voir le plus d'ecclésiastiques possible pour savoir quels étaient les dogmes de foi stricte.
Elle s'interrogeait sur la volonté de Dieu. Il lui semblait qu'il ne désirait pas qu'elle entrât présentement dans l'Église. Des obstacles d'ordre intellectuel l'arrêtaient sur le seuil, elle était gênée par certains aspects du passé de l'Église et souhaitait que celle-ci se prononçât sur ces points. (Ce que Jean-Paul Il a fait par la suite...). Mais elle souffrait, par ailleurs, de ne pouvoir communier.
Le 5 avril 1942 elle alla écouter des chants grégoriens à l'Abbaye d'En Calcat et s'arrêta à Carcassonne pour y voir Joë Bousquet, écrivain, blessé de guerre souffrant horriblement.
Elle envisageait maintenant de partir en Amérique pour mettre ses parents à l'abri, mais aussi tenter de réaliser son projet d'infirmières. Avant de partir, elle écrivit à Joë Bousquet, lui parla de son expérience mystique, donna à Thibon ses Cahiers et envoya au Père Périn son autobiographie spirituelle. En s'embarquant elle dit à des amis, montrant la mer : " Si nous sommes torpillés, quel beau baptistère !"
Arrivée en Amérique, elle se mit à harceler tout le monde pour partir en Angleterre et prit, en attendant, des cours de First aid. Sa belle-sœur étant enceinte, elle écrivit plusieurs fois à son frère pour lui dire de faire baptiser son futur enfant. Au Père Couturier OP, elle demanda s'il donnerait le baptême à quelqu'un qui penserait comme elle sur trente cinq points qu'elle développa dans la " Lettre à un Religieux ".
Le 10 novembre 1942, elle fut enfin à Londres, mais se rendit vite compte que son projet d'infirmière ne serait jamais retenu et elle regretta amèrement d'avoir quitté Marseille occupée alors par les Allemands.
Elle travailla comme rédactrice. Déçue, elle écrivit pourtant jours et nuits, dormant à peine, nombre d'articles et son œuvre : l'"Enracinement". Elle confia à une amie : " Je crois en Dieu, à la Trinité, à l'Incarnation, à la Rédemption, à l'Eucharistie, aux enseignements de l'Évangile ", mais elle ne reconnaissait à l'Église : " aucun droit de limiter les opérations de l'intelligence ou les illuminations de l'amour dans le domaine de la pensée" et encore moins celui "d'user de la menace et de la crainte en exerçant (...) son pouvoir de priver des sacrements."
Son désir d'être envoyée en mission en France se heurta à un refus implacable. Elle fut alors consumée par le chagrin et le remords d'être partie. Les maux de tête revinrent. Elle se privait plus que de raison pour ne pas être privilégiée par rapport aux Français.
La tuberculose s'empara de son corps surmené et sous-alimenté.
Le 25 avril on la trouva inanimée chez elle. Elle fut transportée à l'Hôpital. L'Abbé de Naurois la visita. Il la sentit humble, pure, généreuse. A la fin juin, elle demanda à être transportée dans un sanatorium et fut à Ashford le 17 août. Entrant dans la chambre elle aurait dit: " une belle chambre pour y mourir"
Le 22 août elle entra dans le coma et s'éteignit vers 22 h 30. On pensa qu'elle avait volontairement refusé de manger, le coroner rendit un verdict de suicide, ce qui ne me semble pas correspondre à la vérité. Il est plus vraisemblable que ses privations soient allées trop loin et qu'il lui fut ensuite devenu impossible de s'alimenter correctement.
Elle fut enterrée le 30 août au New Cemetary d'Ashford, dans la section des catholiques. Sept personnes étaient là. Un prêtre devait venir qui en fut empêché. Maurice Schumann lut des prières, assisté par une amie. Dans ces circonstances de guerre, Simone Weil n'aurait pas aimé mourir de cette façon. C'est peut-être là que Dieu l'attendait et lui fit cet ultime cadeau : dans cette mort misérable qu'elle n'avait ni choisie, ni souhaitée, la possibilité de dire : "que Ta Volonté soit faite".

Micheline Mazeau