Jean de Gorze

Jean de Gorze ou de Vandières,

un artisan de la réforme monastique en Lorraine et au-delà du Rhin en Germanie au Xe siècle.

 
Après une longue période de recherche sur la voie de la perfection évangélique, Jean entre, vers 934, au monastère de Gorze avec sept compagnons, animés du même idéal monastique. Là, il se signale par sa conduite exemplaire et ses vertus monastiques.
Puis, un événement important survient dans sa vie : il est envoyé en ambassade auprès du calife de Cordoue.
Enfin, à son retour, il devient en 967 Abbé de la communauté et le principal animateur du mouvement de réforme issu de Gorze, pénétrant dans plus de 70 monastères.

 

SES ORIGINES - SES ANNÉES DE FORMATION
 
Jean naît vers la fin du IXe siècle à Vandières (Meurthe-et-Moselle), village situé dans la vallée de la Moselle, où son père est cultivateur. Il étudie quelque temps à Metz, puis au monastère de Saint Mihiel.
À la mort de son père, il devient soutien de famille. Il revient donc s'occuper du patrimoine familial et de l'éducation de ses jeunes frères. Sa compétence dans l'exploitation agricole le fait apprécier des seigneurs de l'endroit qui lui confient en bénéfice l'église de Vandières et celle de Fontenoy près de Toul.
Pour faire face à de telles obligations, il reprend les études sous la direction d'un diacre de Toul, Bernac. Il apprend alors la grammaire et l'Écriture Sainte. La fréquentation de ce diacre entraîne Jean vers une vie religieuse intense et une grande ascèse.
Lors d'une visite chez les Bénédictines de St Pierre de Metz, il est fortement impressionné par l'esprit de pénitence d'une jeune pensionnaire. Il décide alors de mener une vie plus austère. Il se place sous la direction de deux prêtres de Metz. Il veut devenir ermite près de l'église de St Sauveur. Il y va, hésite ; finalement, il opte pour la solitude rurale de préférence à celle des villes.
Il entend parler d'un reclus de Verdun, un certain Humbert. Il se rend près de lui, reste avec lui, partage ses austérités et sa prière. Puis, il apprend l'existence d'un autre solitaire dans la vallée de l'Argonne : il s'agit de Lambert, homme simple, une sorte de fou du Christ. Jean va passer quelque temps avec lui.
Il revient ensuite chez Bernac et part avec lui en pèlerinage à Rome avec quelques compagnons. Arrivés à Rome, ils vénèrent le tombeau de St Pierre et les autres sanctuaires, puis, ils décident de partir plus loin et d'aller au Mont Gargan où l'on dit que St Michel est apparu.
De passage au Mont-Cassin, Jean s'informe. Bientôt, il est émerveillé de voir l'épaisse fumée qui s'élève du Vésuve, car il ne refuse pas d'admirer les belles choses qui sont au monde.
À son retour en Lorraine, Jean reprend sa vie d'ermite auprès d'Humbert et de Ainold, ancien archidiacre de Toul. Tous trois, ne trouvant pas dans le pays de monastères aptes à mener une vie régulière, décident de s'expatrier. Ils veulent aller vivre en Italie, du travail de leurs mains, à l'exemple de l'Apôtre St Paul et des premiers moines de l'antiquité.

 

SON ENTRÉE AU MONASTÈRE DE GORZE
 
Sans tarder, l'évêque de Metz, Adalbéron, apprend leur projet. Il les retient auprès de lui et leur offre de redonner vie à l'abbaye de Gorze près de Metz, tombée en ruine. Ils acceptent malgré leur désir de pérégriner pour Dieu et l'annonce de l'Évangile.
La communauté s'organise peu à peu. Ainold devient Abbé et Jean cellérier. Son biographe Jean de Saint Arnoul nous retrace avec beaucoup de détails son portrait, ainsi que celui de ses compagnons. On y retrouve les traits du moine bénédictin tel que le souhaite la Règle de Saint Benoît.
Tout d'abord, dans l'exercice de sa charge, Jean de Vandières fait preuve de courage, de patience et d'humilité. Que de calomnies ne répandait-on pas à son sujet ? S'il est économe, on le taxe d'avarice. Tour à tour, on le dit hypocrite et intransigeant, veillant de trop près aux détails. On l'accuse même de fraude. Il supporte tout cela sans rien dire. Cependant, toute une série de récits rapportés par Jean de Saint Arnoul nous le montrent habile à récupérer les domaines usurpés par les seigneurs laïcs et dont on refuse de payer le cens.
Il se signale également par sa grande austérité. Il ne peut rester inoccupé : ainsi, dans l'intervalle qui sépare les Vigiles des Matines, il renonce au sommeil jusqu'au lever du jour. Quand il a visité les autels, il sort dehors pour examiner le temps et l'heure, d'après le ciel, puis il répare des filets, se livre à quelque travail, assiste à la répétition de chant. Il jeûne fréquemment et se contente de la cuisine qu'il fait servir à la communauté. On ne l'entend pas dire : "je n'use pas de ceci, apporte ou apprête cela." Ayant l'estomac délicat, il use de tisanes et non de drogues. Invité au dehors, ou dans les jours de fête ou de table meilleure, il apprécie volontiers les bonnes choses.
Enfin, c'est un homme de prière. Il connaît par cœur les psaumes qu'il rumine tout au long des veilles. Son biographe nous rapporte "qu'il parcourt point par point le plus souvent possible les Moralia de St Grégoire, en retient de mémoire presque tout le contenu de sentences, au point que dans les échanges et les discussions qu'il a avec ses confrères, tout son discours découle de cet ouvrage. Il ne lit pas moins Augustin, Ambroise, Jérôme et tout auteur ancien qui lui tombe entre les mains... Au cours de ces lectures, les vies, les conversions, les paroles des saints rédigées par des auteurs de qualité ne lui échappent pas; car c'est à eux qu'il emprunte une règle de vie pour son usage personnel ... Il est attiré également par l'exemple des premiers moines, tels qu'Antoine, Paul, Hilarion, Macaire, Pachôme et les autres amateurs de désert comme St Martin et St Germain d'Auxerre." Il voudrait bien les égaler. Il sait par cœur la vie d'un saint oriental, Jean l'Aumônier, jadis patriarche d'Alexandrie.
Parmi ses compagnons, voici d'abord Anstée, archidiacre. Il s'est vraiment transformé en pauvre du Christ. Celui-ci est fort instruit,. jouissant d'une belle voix, riche de dons variés : belle prestance, facile de parole, doué en architecture. Il devient dans la nouvelle communauté le doyen, c'est-à- dire le second de l'Abbé.
Un autre encore, Bliduf, ancien clerc de Metz, après un séjour à Gorze, part avec un compagnon dans un ermitage des Vosges où il passe dix ans dans la pauvreté et la prière.
Quant à Isaac, cet homme pieux de l'église de Verdun que sa tête blanche faisait respecter, il est reçu à l'abbaye avec Odolbert, un compagnon prometteur, très jeune à ce moment-là, mais qui deviendra plus tard Abbé de cette communauté.

L'Abbé Ainold lui-même est un homme de prière qui, au début de son abbatiat, redoute de se voir enlevé, par ses tâches administratives, à la contemplation de Dieu. C'est alors que Jean de Vandières s'offre à lui pour le libérer de ce souci : "occupez-vous seulement des réalités intérieures. "
À côté de ces hommes de vertu, il en était d'autres auxquels la violence de leur tempérament rendait la vie communautaire fort difficile. De là ces scènes de colère et de repentance, de sévères sanctions, d'humiliations publiques, dont Jean de Saint Arnoul n'a point omis de nous faire le récit.

 

SA MISSION EN ESPAGNE AUPRES DU CALIFE DE CORDOUE
 
Le roi de Germanie Otton 1er voulut nouer des relations diplomatiques avec le Calife Abd al Rahman III. Otton songeait aux communautés chrétiennes vivant sous le régime musulman - les mozarabes - et qui, sans être persécutées (sauf exception), souhaitaient cependant recevoir des secours de l'Occident. Otton cherchait un ambassadeur. Jean l'apprit et se proposa. Peut-être était-il poussé autant par l'espoir du martyre que par le goût du voyage ? En 953, il quitte Gorze avec quelques compagnons, descend par la vallée de la Saône et du Rhône, prend un bateau pour Barcelone où il reste quinze jours à la cour du comte Borrel, puis pénètre dans le monde arabe.
Arrivés à Cordou, Jean et ses amis sont confiés à un juif qui les informe des usages du pays. Puis, quelques mois après, un évêque leur conseille de ne pas donner les lettres de créance qui contenaient, semble-t-il, des passages injurieux pour l'Islam, mais uniquement les présents que l'empereur Otton envoie au calife.
Jean attendit trois ans avant d'être reçu par le calife. Sans doute s'était-il établi dans une communauté chrétienne où il put compléter ses connaissances en sciences profanes ? Après avoir remarqué sa ténacité et son courage, le calife lui accorda une entrevue qui se déroula apparemment fort bien.. On lui ordonna de se présenter devant le calife en tenue de gala. On lui remit dix livres de numéraire pour lui permettre de se procurer le nécessaire. Jean remercia le calife de sa munificence. Puis, il lui fit cette réponse digne d'un moine :
"Je ne méprise pas les dons du roi, néanmoins je ne m'habillerai pas autrement que ma profession ne me le permet".
Ceci ayant été rapporté au calife,
"Je reconnais bien là, dit ce dernier, la fermeté de son caractère. Qu'il vienne couvert d'un sac, s'il veut. Je le recevrai volontiers, il me plaira d'autant
plus. Donc, ni burnous, ni rien qui soit d'une autre couleur que le noir.  "

Au jour fixé, Jean de Gorze est présenté devant le calife. On parvint dans la salle où vit le calife. Du plancher au plafond, tout était couvert de tapis, tendu de draperies somptueuses. Le calife était assis sur un lit magnifiquement paré, les jambes ramenées l'une sur l'autre. Lorsque Jean s'approcha, le calife lui tendit la main ouverte à baiser à l'intérieur, faveur qu'il n'accorde qu'aux plus nobles de ses visiteurs. On avança un siège, et, d'un geste, il fit signe à Jean de s'asseoir. Suivit un long silence. Enfin, le prince prit la parole ...

Quelque temps après, le calife fit revenir Jean et l'entretint familièrement. Passant d'un sujet à l'autre, il l'interrogea sur la puissance et la sagesse de notre empereur, sur le nombre et la valeur de ses soldats, sur sa gloire, ses richesses, ses guerres et ses victoires, et mille autres choses du même genre. Il se targuait d'ailleurs de l'emporter sur tous les rois de la terre par la force de son armée.
À quoi Jean se contenta de répondre en quelques mots aptes, pensait- il, à calmer l'humeur de son interlocuteur. Il ajouta cependant qu'il ne connaissait aucun roi capable de rivaliser, en fait de puissance, avec son empereur.
Plus calme, ou réprimant sa colère, le calife reprit :
"Tu as tort de célébrer de la sorte les mérites de ton souverain"
"Vrai ou faux, dit Jean, fais- en l'expérience"
À quoi le prince :
"Tout ce que tu m'as rapporté de lui, je veux bien l'approuver, à l'exception d'une chose dans laquelle il est évident qu'il s'est fourvoyé. "
"Et laquelle, donc ? "
 " C'est qu'il ne s'est pas réservé toute l'autorité, mais l'a partagée avec d'autres, leur distribuant des portions de son empire et s'imaginant qu'il se1es rendrait, par là, plus fidèles et plus soumis. Quelle erreur ! Il n'a fait, en réalité, que nourrir l'esprit d'orgueil et de rébellion. On l'a vu récemment, quand son gendre, ayant fait enlever son fils par surprise, s'est comporté à son égard comme un vrai tyran, l'obligeant à faire passer sur son territoire, pour l'anéantir, une population étrangère, celle des Hongrois. »
(Vie de Jean de Gorze)
C'est à ce point des entretiens, que l'on peut bien qualifier de diplomatiques, entre Abd al Rahman et Jean de Gorze, que se termine, inachevé, le récit de Jean de Saint Arnoul.

 

SES DERNIÈRES ANNÉES
 
À son retour, Jean de Gorze est nommé Abbé de la communauté à la mort de l'Abbé Ainold, en 967. Le récit de Jean de Saint Arnoul ne nous dit pas ce que fut l'abbatiat de Jean. Mais celui-ci garda les qualités dont il avait fait preuve auparavant. L'observance de la Règle de St Benoît ne se relâcha pas, bien au contraire ; ce qui n'empêcha pas le nombre des moines d'augmenter.
Sa vertu dominante semble avoir été le courage, et il le montra dans son action dans le domaine économique et sa mission en Espagne. En sa mort également, c'est sa force qui apparaît. Au tout début du Carême, pendant cinq jours, il souffrit violemment ; cette agonie, "ce combat en lui de la vie et de la mort ", fut sa dernière épreuve. Mais il avait employé sa ténacité à défendre les pauvres, et une foule de petites gens était venue assister au spectacle de sa joie que son visage offrait dans sa douleur elle-même. Dès le lendemain de sa maladie, tous les monastères des environs étaient avertis.

Il meurt le 7 mars 974, ayant dépassé l'âge de 70 ans, en présence de quelques Abbés du voisinage et de celle de Jean de Saint Arnoul qui accepta de commencer sans tarder le récit de la vie de ce moine peu ordinaire. Il ne fut jamais béatifié ni canonisé. Mais le succès de la réforme de Gorze et de la « Vitajohannis » lui ont valu ce titre de sainteté de la part des érudits de l'Ordre Bénédictin.
C'est ainsi que la fête du bienheureux Jean de Vandières est signalée le 27 février dans les martyrologes bénédictins.
De toute manière, à sa mort, par l'intermédiaire de quelques moines issus de cette communauté et devenus à leur tour Abbés d'autres communautés, l'esprit de la réforme de Gorze se propagea et fut encouragé par les évêques diocésains de la région. Cet esprit se caractérisait, avant tout, par une ascèse rigoureuse, une liturgie de qualité, une fidélité attentive à la Règle de St Benoît, un culte des lettres, tant sacrées que profanes.