Robert de Torigni

 

ROBERT DE TORIGNI

restaurateur de l'abbaye du Mont-Saint-Michel en Normandie au XII° siecle.

Entré dans sa jeunesse à l'abbaye du Bec-Hellouin et y ayant reçu une solide formation monastique, Robert de Torigni devint en 1154 Abbé du Mont-Saint-Michel qu'il porta à son apogée intellectuelle et spirituelle, mais aussi économique et politique. Car le Mont-Saint-Michel est alors un lieu de pèlerinage réputé, le centre d'immenses possessions foncières et l'endroit où vont se rencontrer le roi de France Louis VII et le puissant Henri II Plantagenêt, duc et roi d'Angleterre.
Ce haut-lieu qui attire plus de trois millions de visiteurs par an, est animé depuis 2001 par les moines et moniales de la Fraternité monastique de Jérusalem de St Gervais de Paris.

SES ORIGINES - SES ANNEES DE FORMATION.
 
Né en 1106 à Torigni-sur-Vire, bourgade située à trois bonnes lieues de Saint-Lô, Robert est le fils de Téduin et d'Agnès de Torigni, très illustre maison de la province de Normandie. Il reçut une éducation soignée. Quand il eut 8 ans, ses parents lui firent apprendre le latin par un prêtre de Saint-Lô qui se déplaçait au château des Torigni, et lui donnèrent le goût de l'histoire. Au lieu de jouer avec les adolescents de son âge, il préférait les méditations solitaires, appuyé à un tronc de peuplier ou réfugié dans une cave de la demeure familiale. Il aimait, en particulier, la lecture d'un vieil évangéliaire écrit en latin qui contenait les passages de la Bible lus ou chantés aux messes suivies par lui-même et sa famille avec ponctualité. C'est dans ce climat de recueillement et de solitude qu'il grandit et découvrit peu à peu sa vocation monastique. A l'âge de vingt-deux ans, il entra donc à l'abbaye du Bec-Hellouin. C'est là qu'il reçut l'habit monastique en 1128 des mains du saint Abbé Boson, fidèle disciple de St Anselme.
On sait peu de choses sur la vie de Robert au Bec, sinon qu'en 1139 - il a alors 33 ans - il avait la réputation d'un grand collectionneur de livres et d'un homme qui s'intéresse beaucoup à l'histoire. Dix ans plus tard, en 1149, on le retrouve prieur du Bec. Il seconde l'Abbé, le remplace en cas d'absence, de maladie, participe à la direction du monastère, veille à la discipline, écoute et conseille les moines. Il est déjà remarqué par l'impératrice Mathilde, grande bienfaitrice du Bec, où elle voudra se faire inhumer. Son fils, le futur Henri II, roi d'Angleterre, partage sur ce point les mêmes sentiments que sa mère.C'est pourquoi l'un et l'autre s'empresseront bientôt de ratifier et de confirmer le choix des moines du Mont-Saint-Michel à son élection comme Abbé du Mont.
L'ABBE DU MONT-SAINT-MICHEL (1154-1186)
 
C'est ainsi que le 27 mai 1154, Robert de Torigni est élu à l'unanimité Abbé du Mont-Saint-Michel. Il est alors âgé de quarante-huit ans. Le 22 juillet, jour de fête de Ste Marie-Madeleine, il est béni à St Philibert de Montfort, par Herbert, évêque d'Avranches et Gérard, évêque de Sées, en présence des Abbés Roger, du Bec, Michel, de Préaux, et Hugues, de Saint-Sauveur-le-Vicomte.
Tout d'abord, il essaya de ramener la paix morale au sein de la communauté, troublée par les désordres des années qui avaient précédé sa venue au Mont, à propos de l'élection de l'Abbé, contestée par le jeune duc Henri. Dom Le Roy nous dit « qu'il était régulier au dernier point en l'observance de la règle de St Benoît et la faisait inviolablement observer par ses moines. » Il rétablit donc une stricte discipline. Mais il semble qu'elle ne fut pas aussi rigoureuse qu'au Bec-Hellouin. Du moins, il ne poussa pas à l'extrême pénitences et privations. Certaines fêtes, l'anniversaire de l'Abbé par exemple, étaient l'occasion d'une amélioration de l'ordinaire de la communauté : les moines recevaient ce jour-là, en plus grande abondance, nourriture, pain et vin.
Cette régularité sans excès explique aussi l'empressement d'un bon nombre de seigneurs de la région à revêtir l'habit monastique au Mont, apportant avec eux leurs biens en totalité ou en partie.
Nous ne savons pas grand'chose sur ses relations avec les frères de la communauté. Mais, ce qui est certain, le nombre des moines augmenta considérablement sous son abbatiat, passant de quarante à soixante, ce qui n'est pas peu de choses ! C'est sans doute sa bonne administration dans le domaine temporel qui permit, petit à petit, d'assurer la subsistance de vingt moines de plus. Par ailleurs, personne ne se serait présenté au noviciat s'il n'avait pu trouver au Mont un Abbé accueillant, apte à bien diriger les coeurs vers Dieu, à former une communauté fervente et heureuse.
Dans la vie ordinaire, l'observance était assurèment proche de celle des autres monastères bénédictins. Lever quotidien pour les vigiles (matines) entre une heure et trois heures du matin, selon les saisons et le degré des fêtes célébrées. Il y avait probablement au Mont deux messes de communauté par jour, dûment chantées (la messe n'était pas quotidienne chez les Chartreux, et elle pouvait être omise chez les Cisterciens dans la période des grands travaux agricoles). Si les offices en commun étaient plus longs que dans les Ordres nouveaux, le silence par contre n'était pas aussi rigoureux. Assurèment, des « colloques » permettaient aux religieux du Mont de s'entretenir parfois ensemble. Mais, comme partout, et comme le veut la Règle de St Benoît, les moines dormaient dans un dortoir commun, proche de l'église.
Le travail de la terre que les moines de quelques ordres nouveaux remettaient à l'honneur, n'était plus guère pratiqué par les Bénédictins de la vieille école, absorbés par de trop longs offices liturgiques. Et, au Mont, quel lopin de terre aurait-on pu cultiver avec profit ? De toute manière, l'Abbé du Mont se rattache à l'authentique tradition monastique qu'il a connue au Bec et que l'on pratique également à Cluny. C'est pourquoi, il ne comprend pas tout à fait l'esprit du nouveau monachisme représenté par St Bernard et l'Ordre cistercien. Cependant, il manifeste une grande admiration pour St Bernard et surtout pour son oeuvre écrite, également pour les Chartreux, les chanoines réguliers : en particulier, Hugues de St Victor, pour ses nombreux ouvrages certes, mais aussi pour la simplicité de sa vie religieuse.
L'ADMINISTRATEUR.
 
Au cours des premières années de son abbatiat, Robert de Torigni déploya une activité très grande pour récupérer les biens spoliés ou ravagés par les seigneurs du voisinage. Il se rendit dans les îles anglo-normandes, passa en Angleterre. Partout, il fit preuve d'une force sereine et d'une autorité ferme. Il procéda le plus souvent par arrangement à l'amiable, par échange de terre et de services. Le Grand Cartulaire rend compte de ses transactions et de ses acquêts. L'énumération en est considérable. Le domaine embrassait le Mont proprement dit, mais aussi de nombreuses églises avec leurs villages sur le pourtour de la baie et encore une infinité de moulins, de bois, de vignes en Anjou et en Touraine, de pâturages, de pêcheries, des ports sur la côte anglaise et sur les îles anglo-normandes, des maisons nobles avec leurs droits seigneuriaux dans les diocèses de Coutances, de Bayeux, de Rouen, de Rennes ...
Dans cette réorganisation matérielle, Robert fut soutenu par le roi Henri II qui l'appréciait particulièrement et lui rendit de nombreuses visites. Les papes, à leur tour, Adrien IV (1154-1159) et Alexandre III (1159-1181) le tinrent en amitié et lui accordèrent deux bulles confirmant la possession de tous les biens, droits et privilèges du Mont. Par ailleurs, il eut un large appui de l'archevêque de Rouen, Hugues d'Amiens, et de nombreux évêques de la région.
Enfin, il sut s'entourer de collaborateurs compétents et fidèles. Grâce à eux, il mena une gestion efficace. Les officiers claustraux l'assistaient quotidiennement dans ses tâches administratives : le prieur et le sous-prieur, ses deux bras droits sans lesquels il n'aurait pu travailler aussi efficacement. Son trésorier était chargé de recevoir et de répartir l'argent dans le monastère. Le cellérier endossait les responsabilités du ravitaillement alimentaire et des menus des moines ...
LE BATISSEUR
 
Robert de Torigni utilisa une bonne partie des revenus que procuraient les domaines de l'abbaye à embellir l'église abbatiale. Contre la façade de l'église, il fit élever deux tours complétant celles que Bernard du Bec avait fait ériger. L'une d'elles abrita la bibliothèque. Mais ces tours connurent un sort peu enviable. L'une ne tarda pas à s'écrouler ; la seconde tint debout jusqu'en 1780.
Il décida également de prolonger les bâtiments conventuels existants vers le sud et l'ouest. Vers le sud, furent édifiées une infirmerie et une hôtellerie vastes et fonctionnelles. Trois étages de construction prirent place sur le flanc méridional du Mont- St-Michel. Au niveau inférieur, on réalisa un cellier aux dimensions imposantes. Au dessus de ce premier degré, on aménagea une grande salle éclairée par trois larges baies : l'aumônerie, véritable hôtellerie monastique destinée à recevoir les visiteurs. C'est là que Robert s'entretint avec ceux qui firent l'histoire de son temps : Henri II Plantagenêt, roi d'Angleterre, et son suzerain Louis VII, roi de France ; le chancelier Thomas Becket et combien d'autres personnages.
Au troisième palier, une nouvelle infirmerie fut aménagée ; un nombre croissant de pèlerins pouvait y être accueillis et soignés. Un escalier conduisait de l'aumônerie aux niveaux supérieurs vers la salle des Hôtes et le réfectoire des moines. Robert fit relier ces nouveaux espaces aux constructions anciennes situées sur le flanc nord.
Trois étages de nouveaux locaux virent ainsi le jour. Au niveau de la chapelle carolingienne, les bureaux de l'Abbé et l'officialité. En dessous, fut aménagée la porterie doublée d'un vestibule d'entrée. Le logement du portier communiquait dorènavant avec l'hôtellerie et l'entrée du monastère. Au niveau le plus bas, on ouvrit deux cachots - baptisés les Jumeaux - destinés à recevoir les prisonniers de basse et haute justice. De cet ensemble imposant, il ne subsiste pas grand chose aujourd'hui. L'hôtellerie et l'infirmerie s'écroulèrent en 1817.
LE BIBLIOPHILE ET L'ERUDIT
 
Formé à l'école du Bec qui était l'une des plus brillantes du monde occidental, Robert donna au scriptorium du Mont le plus grand essor qu'il ait eu à connaître, ce qui valut au Mont d'être surnommé « la Cité des livres. » Assurément, on ne peut qu'admirer le talent et le goût des calligraphes et des miniaturistes qu'il faisait travailler au scriptorium, l'atelier des manuscrits.
Il écrivit lui-même divers ouvrages historiques sur son monastère et sur la Normandie. Il est notamment l'auteur d'une « Chronique » que l'on considère aujourd'hui comme l'une des sources essentielles de l'histoire de Normandie. Du moins, dans cette Chronique, il manifeste un goût et un souci particulier pour les observations et notations précises. Ainsi, a-t-il remarqué que l'éclipse du soleil du 13 juillet 1181 a duré l'espace d'une heure et trente-huit minutes, celle du 13 septembre 1178, vers midi, fut, au contraire, presque totale. Il nous apprend encore qu'en 1176 la reconstruction de la cathédrale Notre-Dame de Paris est bien avancée. « Le choeur est déjà achevé, il n'y manque que la toiture principale. Ce grand oeuvre, si on le poursuit jusqu'au terme, n'aura pas son pareil en-deça des monts. »
Soucieux de sauvegarder et d'agrandir le patrimoine foncier et les privilèges de l'abbaye, Robert fit réaliser le Cartulaire du Mont-St-Michel. Ce texte richement enluminé évoque le songe de St Aubert et l'installation des Bénédictins en 966, venus de l'abbaye de St Wandrille. Mieux qu'un recueil de pièces administratives, c'est un lieu de mémoire du pèlerinage montois. C'est sous son abbatiat également qu'un moine du Mont- St-Michel, Guillaume de St Pair, composa en vers français, et non en latin, le fameux roman du Mont-St-Michel, savoureux récit de l'histoire du sanctuaire à l'usage des pèlerins.
Enfin, Robert enrichit la bibliothèque du Mont de 140 volumes environ et sa prédilection se porta sur les oeuvres historiques : les deux Pline, Eusèbe de Césarée, Bède le Vénérable, Paul Diacre, sans doute beaucoup d'autres aujourd'hui perdus ou dispersés. Lui-même, dans ses moments de loisirs, lisait volontiers les oeuvres des Pères de l'Eglise mais aussi les oeuvres de ses contemporains. Il appréciait les écrits de St Anselme ainsi que ceux de St Bernard, notamment son commentaire sur le Cantique des Cantiques. Toutefois, son auteur préféré pourrait bien avoir été Hugues de St Victor dont il a fait l'éloge à deux reprises et que le Père de Ghellink a présenté comme une figure des plus attachantes du monde théologique du XII° siècle : «théologien, philosophe, pédagogue, âme de mystique et de savant, assoiffé de science, d'étude et de contemplation. » (Essor de la littérature latine au Moyen-Age, p. 50-51)
SES DERNIERES ANNEES
 
Elles se déroulèrent dans un climat de paix au sein de la communauté. Robert continua à la gouverner avec sagesse et mesure, toujours attentif aux besoins de ses frères, soucieux de leur avancement spirituel. A ce moment-là, nous le retrouvons souvent dans une petite chambre voûtée dont les étroites fenêtres ouvrent des vues imprenables sur la baie et la côte bretonne. C'est là qu'il travaille à sa Grande Chronique où, année par année, il inscrit l'histoire du monde, depuis Abraham. Avec beaucoup de précision, il relate les principaux événements qui surviennent au fil des jours.
C'est ainsi qu'au cours de l'automne 1172, il éprouva une grande joie. Vers la St Michel, le roi Henri, ayant fait s'assembler à Avranches les évêques de Normandie et de Bretagne, se rendit en cette ville avec les légats du Pape, « pour y traiter des affaires ecclésiastiques », nous dit pudiquement Robert de Torigni. Mais nous savons qu'en fait, il s'agissait essentiellement des suites de la très grave affaire Thomas Becket mis à mort sur l'ordre du roi dans sa propre cathédrale de Cantorbéry, le 29 décembre 1170. A cette occasion, il reçut la visiste des Abbés Etienne, de Cluny et Benoît, de St Michel de la Cluse (dans le Piémont, en Italie) qui figuraient notamment dans cette assemblée. Il fut heureux de contracter avec eux une association de charité et de prière. Elle fut agréable aux uns et aux autres, précise Robert. Et dans une lettre concernant l'association avec Cluny, il se montra quelque peu lyrique : « O vous tous, frères très chers, et dignes de tout honneur, de la sainte église de Cluny ... »
Un peu plus tard, non sans émotion, Robert consigna dans sa Chronique la mort survenue en 1178, d'un prélat de ses amis, Etienne de Fougères, évêque de Rennes : « homme distingué et cultivé » et qui a beaucoup écrit : « il a composé en outre à mon intention cinquante vers sur le thème de la Vieillesse. La Mère de Miséricorde qu'il a toujours servie avec dévotion lui apparut au moment de sa mort ».
Qu'exprimaient ces vers dédiés à l'Abbé du Mont-St-Michel ? Des regrets de la vie ? Une exhortation à se détacher des choses de ce monde pour mieux se préparer à l'éternité ? Nous l'ignorons. Robert avait environ soixante-douze ans à la mort de son ami. Et peut-être songeait-il lui-même de plus en plus au grand départ ? La Règle de St Benoît, au chapitre IV, invite le moine à être toujours prêt à paraître devant Dieu : « Il aura chaque jour devant les yeux l'éventualité de la mort. » Comme le dit le psaume 89 chanté encore par les moines à l'office de Laudes le matin : « Le temps de nos années est de soixante-dix ans ; quatre-vingts pour les plus vigoureux. » Robert est donc compté au nombre de ces derniers.

Nous ne savons rien de ses derniers jours, ni de quelle mort il mourut. Manifestement, il avait encore toute sa tête au cours des premiers mois de l'année 1186 qui devait être celle de ses quatre-vingts ans, continuant à rédiger sa Chronique ou du moins veillant à sa rédaction. Quels furent ses derniers actes ? Ses ultimes propos ? Les moines du Mont ne nous ont rien transmis à ce sujet. Reçut-il comme son ancien ami l'évêque de Rennes quelques consolations de la Mère de Miséricorde - ainsi qu'il désignait volontiers la Vierge Marie ?
Robert de Torigni mourut le 23, ou plus sûrement le 24 juin 1186, en la fête de la Nativité de St Jean-Baptiste. En 1875, on découvrit sous le dallage de la terrasse qui prolonge la nef de l'église, le tombeau de Robert. « Il contenait les restes d'un Abbé revêtu de ses habits sacerdotaux, noircis et comme brûlés par le temps. La tête était au couchant : les bras étaient croisés sur la poitrine et, sur le bras droit, se trouvait une crosse en bois ... »
A la proue de ce navire dont il tint la barre d'une main ferme, Robert de Torigni demeure présent par son corps étonnamment conservé, par sa Chronique intacte, mais plus encore par sa constante volonté de faire de cette abbaye, à travers les remous de l'histoire, l'arche de la réconciliation et de la paix.