SANS DÉTOURS
Il n’est pas nécessaire de faire une analyse approfondie pour découvrir les attitudes d’autodéfense, de méfiance et de fuite que nous adoptons à l’égard des personnes qui peuvent troubler notre tranquillité d’esprit. Combien de détours nous faisons pour éviter ceux qui nous dérangent ou nous mettent mal à l’aise. Combien nous pressons le pas pour ne pas nous laisser atteindre par ceux qui nous accablent de leurs problèmes, de leurs peines et de leurs chagrins.
Il semblerait que nous vivions dans une attitude de garde permanente à l’égard de ceux qui pourraient menacer notre bonheur. Et lorsque nous ne trouvons rien de mieux pour justifier notre fuite face aux personnes qui ont besoin de nous, nous pouvons toujours avoir recours au fait que «nous sommes trop occupés».
La « parabole du Samaritain » est d’une grande actualité dans cette société d’hommes et de femmes où chacun court à ses occupations, où chacun poursuit ses intérêts, où chacun crie ses propres exigences.
Selon Jésus, il n’y a qu’une seule manière d’ « être humain ». Et ce n’est pas celle du prêtre ou du lévite, qui voient l’homme dans le besoin et « font un détour » en continuant leur chemin, mais celle du Samaritain, qui marche dans la vie avec les yeux et le cœur grands ouverts pour s’arrêter et parler auprès de ceux qui peuvent avoir besoin de son aide. 
Lorsque nous écoutons sincèrement les paroles de Jésus, nous savons qu’il nous appelle à passer de l’hostilité à l’hospitalité. Nous savons qu’il nous exhorte à vivre différemment, en créant plus d’espace dans nos vies pour ceux qui ont besoin de nous. Nous ne pouvons pas nous cacher derrière « nos occupations » ou nous réfugier dans de belles théories.
Ceux qui ont compris la fraternité chrétienne savent que nous sommes tous des « compagnons de route » qui partagent la même condition humaine fragile qui a besoin les uns des autres. Ceux qui sont attentifs aux frères et sœurs qu’ils rencontrent sur leur chemin découvrent une nouvelle joie de vivre. Selon Jésus, « ils auront en héritage la vie éternelle ».
Van Gogh nous administre une magistrale leçon sur la charité. « Qui est mon prochain ? », demande le légiste. C’est sa question qui pousse Jésus à commencer sa parabole. Le peintre répond en suivant le fil de la parabole. Mon prochain, c’est celui que je rencontre sur mon chemin, et non celui avec qui j’entretiens des liens. Mon prochain, c’est celui qui a tellement besoin de moi qu’il est impuissant, comme un enfant. Et surtout, mon prochain, c’est celui que je viens secourir sans exiger de lui en échange des sentiments ou de la reconnaissance. Le bon Samaritain ne fait que son devoir, tout, dans l’attitude que lui a donnée Van Gogh, le prouve.
D’Origène à saint Augustin, bien des Pères de l’Église ont interprété la parabole du Bon Samaritain comme une fresque symbolique retraçant toute l’histoire du salut. Un homme descend de Jérusalem à Jéricho. Les noms des deux villes sont importants : Jérusalem, dans les hauteurs, c’est la ville de la paix. Quant à Jéricho, plus bas, son nom signifie "lune", avec son cycle de naissance, de croissance, de déclin et de disparition, et son alternance de clarté et d’obscurité. Alors que tous les autres personnages de la parabole sont nommés par leur origine ou leur fonction (un prêtre, un lévite, un samaritain), l’homme qui descend de Jérusalem à Jéricho est seulement désigné comme "un homme". 
L’homme ne peut plus se relever tout seul
L’homme représente donc Adam, et avec lui tout le genre humain. Adam jouissait d’une vie de paix et d’harmonie avec Dieu dans les hauteurs de la Jérusalem céleste, et voilà que par le péché originel il est descendu dans les profondeurs de Jéricho, soumis désormais à l’angoisse de la mort et à l’obscurité du péché, même s’il demeure capable de vie et de lumière. Et cet homme, Adam, sur le chemin, est toujours menacé par les brigands, c’est-à-dire par les assauts du démon qui peuvent le blesser ou le laisser comme mort. Par l’action du démon, Adam a été dépouillé de ses vêtements, c’est-à-dire de la robe de l’innocence dont il était revêtu avant la Chute, et il se découvre nu et vulnérable. Il est blessé, et son âme est comme morte parce que la relation avec le Père a été rompue, par sa faute. Mais il n’est pas mort. Seulement, il ne peut plus se relever tout seul.
C’est alors qu’interviennent le prêtre, puis le lévite. L’un après l’autre, le prêtre puis le lévite voient cet homme blessé et mourant sur le bord de la route, se penchent sur lui, puis passent de l’autre côté. La traduction liturgique laisse entendre que le prêtre et le lévite refusent d’agir, par indifférence ou par gêne. De fait, l’impératif de pureté rituelle interdisait aux juifs pieux d’entrer en contact avec un blessé ou un pécheur. Mais le texte grec laisse ouverte la possibilité que le prêtre et le lévite se soient vraiment arrêtés, aient esquissé quelques gestes pour soulager le blessé. Seulement, cette démarche n’est pas allée jusqu’à son terme, et finalement ils sont partis.
Arrive le Christ lui-même
Pour les Pères de l’Église, le prêtre et le lévite représentent la Loi et les Prophètes, les sacrifices et les oracles. Ils viennent de Jérusalem, ils sont donc bien envoyés par Dieu et se penchent sur la misère de l’homme. Mais ils échouent à le sauver. Le soulagement qu’ils apportent est réel mais insuffisant. En effet, les sacrifices d’animaux et les oracles sont impuissants pour apporter un véritable salut à l’homme livré au péché et à la mort. C’est pour cela que Dieu est obligé d’envoyer un troisième personnage : le Samaritain. Et le Samaritain, évidemment, c’est le Christ lui-même !
Jésus nous prend sur Lui et nous conduit à l’auberge de l’Église, qui accueille tout le monde, qui est cet "hôpital de campagne" dont parlait le pape François, où chacun peut recevoir en abondance les sacrements qui sauvent, mais aussi toute sorte de soins.
Comment Jésus pourrait-il être représenté par un Samaritain ? C’est tout simple. D’abord, le Samaritain est juif, sans toutefois appartenir vraiment au peuple d’Israël qui le considère comme un étranger. Or Jésus lui-même est juif, par son humanité, mais il est un étranger par sa divinité et a été rejeté par ceux-là même qui étaient son peuple. De plus, "samaritain" signifie "gardien". Et précisément, Jésus se révèle comme le "gardien d’Israël" (Ps 121), celui qui vient sauver son peuple. Enfin, le Samaritain de la parabole, comme le lévite et le prêtre, descend de Jérusalem, c’est-à-dire de Dieu, pour aller vers Jéricho, c’est-à-dire au milieu des hommes.
L’auberge de l’Église
Et Jésus, le bon Samaritain, pose une succession de gestes. D’abord, il se fait proche de l’homme blessé et il est saisi de compassion, ému aux entrailles devant la détresse de l’autre. Ensuite, il pose un pansement sur les blessures, puis verse dessus de l’huile et du vin. Enfin, il le charge sur sa monture, le conduit dans une auberge, prend soin de lui et le confie à l’aubergiste en lui laissant deux pièces d’argent pour s’en occuper. 
Traduisons : d’abord, le fait que Dieu s’incarne en Jésus-Christ consiste pour Dieu à se faire proche de tout homme, et l’Incarnation est d’abord une œuvre de miséricorde de la part de Dieu qui est ému aux entrailles devant la détresse de l’humanité livrée au péché et à la mort. Ensuite, l’œuvre du Christ en son Incarnation, de la Crèche à la Croix, puis à travers l’Église, consiste à délivrer du péché (panser les blessures), principalement par les sacrements (l’huile du baptême et de la confirmation, le vin de l’Eucharistie). Enfin, Jésus nous prend sur lui et nous conduit à l’auberge de l’Église, qui accueille tout le monde, qui est cet "hôpital de campagne" dont parlait le pape François, où chacun peut recevoir en abondance les sacrements qui sauvent, mais aussi toute sorte de soins, parce que Jésus y a laissé son image gravée qui donne accès à tous les biens du salut (les pièces d’argent laissées à l’aubergiste).
Au secours de tout homme singulier
C’est donc toute l’histoire du salut de l’humanité, par le Christ et dans l’Église, qui est dépeinte en une fresque grandiose par la parabole du Bon Samaritain. Mais il y a un danger lorsqu’on admire une fresque : c’est de rester spectateur. Or la parabole du Bon Samaritain naît d’une interrogation : "Et qui est mon prochain ?", et doit provoquer en nous une interpellation. Si Jésus est le Bon Samaritain, et que la vie chrétienne consiste à suivre Jésus, que dois-je faire ? En quelques mots, il s’agit de se faire proche de tous les hommes ! 
Attention ici à la pente moderne qui nous fait glisser vers un amour universel et abstrait de tous les hommes, un amour de loin, qui s’affiche à coups de déclarations d’intention et de grands principes humanitaires. Le cerveau d’un intellectuel peut bien prétendre aimer "les hommes" en général, mais le cœur humain n’est capable d’aimer vraiment que "cet homme-là" en particulier. Jésus nous appelle à venir concrètement au secours de tout homme rencontré, avec ses blessures et des souffrances. Il s’agit de prendre soin de lui, d’entrer en relation avec lui, et pour cela de passer du temps avec lui. 
Laisser Dieu se faire proche à travers soi
On dit parfois que la charité chrétienne consiste à aimer le prochain par amour de Dieu, et à aimer Dieu dans la personne du prochain. Il y a quelque chose de juste, et d’ailleurs Jésus a voulu s’identifier aussi à l’homme blessé à moitié mort et non pas seulement au sauveur, lorsqu’il s’est laissé crucifier. Mais en voulant aimer Dieu à travers le prochain, on risque de se servir du pauvre ou du malade comme d’un escabeau vers le Ciel. En réalité, il s’agit plutôt de laisser Dieu se faire proche des autres à travers moi. Il s’agit d’être les yeux de Jésus, les mains de Jésus, le sourire de Jésus, pour tout homme. Dieu veut se servir de moi pour atteindre certains hommes, et c’est une mission magnifique ! Et ceux que je ne pourrai pas atteindre parce que je suis limité dans le temps et dans l’espace, d’autres chrétiens les atteindront : c’est cela la communion des saints, et c’est cela l’Église ! L’Église est le corps du Christ, et par elle, Jésus veut sauver les hommes de tous les temps et de tous les lieux, non pas de loin, mais par un contact charnel, une relation d’amitié qui dure dans le temps pour s’établir dans l’éternité.
Et puisqu’il s’agit du mystère de l’Église, n’oublions pas la leçon de la parabole du Samaritain : la véritable charité, la miséricorde parfaite, ne s’achève que lorsqu’on a conduit notre prochain jusqu’aux portes de l’hôtellerie, jusqu’aux portes de l’Église. C’est là et seulement là, dans l’Église, que tout homme peut trouver le repos, le salut, et la joie.